Autobiographie
1977, 270 pages
Editions France-Empire, Paris


Pierre Dudan se raconte. Ses amours, ses aventures, ses frasques, ses réussites et ses échecs, ses espoirs et ses désillusions. En plus d'être un document exceptionnel sur l'homme, on traverse plus de 50 ans du XXe siècle, que Pierre Dudan, en témoin attentif, dépeint avec une lucidité et un humour féroce.

     
  EXTRAITS   Oui, pendant plus de quarante ans, j'ai fait honte à mes parents. J'ai été le contraire exactement de ce qu'ils espéraient que je fusse.
(0 imparfait du subjonctif, ô combien imparfait fut ce... fusse à papa!)
En effet, trois démons et une diablesse se disputaient mon énergie et allaient pour de longues années, faire la loi en moi : le vagabondage, la poésie, le jazz et... la frénésie d'amour. J'allais devenir matou marri d'innombrables souris. De ces trois démons et de cette diablesse, il faudra bien me résoudre à parler. Etre sorti vivant de leurs pattes tient déjà du miracle.


On parle de moi à Tosini, maire de la Commune libre de Montmartre. Il m'engage à la « Vache enragée », rue Custine. Sa truculence, cette grosse loupe aussi, qu'il a sur le front, m'encouragent à persévérer. Après le « Lapin » et la « Vache », me voici au « Chat noir », boulevard de Clichy, et « Chez Bruant », boulevard Rochechouart. Ce qui me permet de quitter ma trappe à punaises de la rue Elysée des Beaux-Arts et de louer un appartement décent, mais non meublé. Trois pièces, cuisine, et vue imprenable, au 18, rue du Mont-Cenis. J'ai de quoi payer le premier terme. Pour les meubles, on avisera plus tard. De toute façon, j'ai l'essentiel : mon piano-Frantz. Je couche par terre à ses pieds. Je quitte Antoine (ma cheminée complice) le cœur serré. Une bonne fée a été sensible à mon émoi. Voilà quelques années, on a débaptisé la rue Elysée des Beaux-Arts pour lui donner le nom de « rue Antoine » ! Comment ne pas croire aux « intersignes »?
Cette fois, j'ai mis le doigt dans l'engrenage du « métier ». C'en est un, il faut m'y résoudre. Je ne pourrai plus jamais lui échapper. Je n'étais pas fait pour lui, il n'était pas fait pour moi, mais nous devions conclure malgré nous ce mariage de raison. L'état de vagabond-poète ne nourrit pas son homme. Celui de saltimbanque-amuseur allait m'assurer peu à peu « la matérielle » ! Il faut — que Diable ! et vaille que vaille — faire face aux frais brûlants d'une existence : mariages, divorces, naissances, logis, mobiliers, voitures, oripeaux, réceptions, déceptions, transactions, taxes, fisc, gueuletons, hôpitaux, grandes et funèbres pompes, chaussetrapes, miroirs aux alouettes.
En 1938, j'auditionne pour être admis à un « crochet radiophonique » organisé par Radio-Cité. Nous sommes soixante-dix concurrents à défiler devant un jury que préside Jacques Canetti. Le studio exigu n'est pas aéré. La fumée de cigarette est suffocante. Je pénètre l'un des derniers dans cette chambre à gaz lacrymogènes. Joseph, le pianiste, excédé, n'en peut plus d'entendre chevroter du Tino Rossi. Il me pose la question rituelle :
« Ta partition ?»
« J'en ai pas !»
« Alors, que viens-tu foutre ici ? »
« Chanter. »
« Chanter quoi ? »
« Une chanson de moi, paroles et musique. »
« Hein ? ! » Stupéfaction. Un « Hâââ ! » leur sort des entrailles.
« Voilà qui est nouveau et... rafraîchissant ! »
J'ajoute :
« Et je m'accompagne moi-même au piano. »
Joseph alors se lève et éructe :
« Je t'aime ! »
II me cède son tabouret bien chaud. Le titre de ma chanson les met en joie : « Non, tu n'auras pas ma peau, Pierre ! » Je parviens à faire un sort à chaque « effet », sans trop bafouiller. C'est gagné !
Au cinéma Normandie, aux Champs-Elysées — le public vote dans la salle et sur les ondes — je passe le cap des éliminatoires, des demi-finales et... termine second de la finale, derrière un jeune inconnu à la voix chaude : André Claveau ! J'ai droit à 150 francs, à une série d émissions de radio, à passer aussi en attraction dans tous les cinémas Radio-Cité de la capitale.
Pour fêter cette victoire, je commets l'imprudence de me payer un vrai repas : prix fixe 4 francs, hors-d'œuvre à volonté. Je dévore tous les hors-d'œuvre et manque de claquer par éclatement !
A la suite de cette « performance », je pénètre sans le vouloir dans l'INDUSTRIE DE LA CHANSON. Par la toute petite porte : celle du « nègre ». Les premières « usines à chansons » voient le jour. On y produit (déjà) à la chaîne de la « chanson de consommation ». Les « nègres » sont paroliers et compositeurs blafards et anonymes. Ils ont le devoir de composer mais pas le droit de signer. Le patron de l’usine, lui, signe. Les chansons sont du Big Boss, paroles et musique
(…)
Je souris aujourd'hui en évoquant cette usine à chansons de dix ouvriers ! C'était encore artisanal et touchant. En ce dernier quart de siècle que nous subissons, des consortiums multinationaux tentaculaires imposent leur loi au monde. L'usine à chansons est dépassée. C'est l'Etat dans l'Etat. On crée de la psychose, de la drogue sonore. On conditionne les populations à l'absurde assourdissant, à l'hébétude collective, à la vulgarité tonitruante. Et politisée, bien entendu. « Sens de l'histoire » (!) c'est-à-dire nivelage par le bas :
« Vous comprenez, les jeunes aiment ça ! ça se vend ! » Non, la vérité, c'est qu'on est « vendu » au sommet ! On a décidé en occulte haut-lieu de « matraquer », afin d'anéantir la qualité, le charme, le tact et la beauté. Et que triomphe la connerie amplifiée jusqu'à crevaison du tympan.


Bruno Coquatrix me lance un défi amical :
« Pierre, j'ai trouvé un départ de chanson ayant pour titre " Clopin-clopant ". Malheureusement, il est impossible d'écrire un truc sentimental avec ça. Plusieurs paroliers y ont renoncé. Essaie à ton tour. »
Je rentre chez moi en rongeant cet os. Verlaine chante dans mon subconscient : « Et je m'en vais au vent mauvais... » Je me revois titubant de chagrin d'amour à Helsingfors et Berlin. Les grilles qui baguent les troncs d'arbres, avenue Montaigne, sont descellées, et me font trébucher. Oui... impossible d'aller de l'avant sans trébucher sans cesse. Chaque pas gagné l'est souvent au prix d'une entorse. Aucune joie n'est parfaite, aucun malheur total. Mes premières paroles viennent au monde sans douleur : « Et je m'en vais clopin-clopant, dans le soleil et dans le vent, de temps en temps, le cœur chancelle, y a des souvenirs qui s'amoncellent... »
Le couplet démarre facilement lui aussi : « Je suis né avec des yeux d'ange et des fossettes au creux des joues... » Mais il me manquait toujours les deux derniers vers de ce maudit couplet. Il m'a fallu six semaines pour les trouver. Je les dois à mon miroir de lavabo : « Je m'suis regardé dans une glace et j'ai vu que j'avais rêvé! Je m'suis dit : faudra bien qu'j'm'y fasse ! Tout finira par arriver. »
Quand j'apporte ma mouture à Bruno, notre émotion est intense. Nous « tenons » une grande chanson ! Henri Salvador le premier, l'enregistre et la fait triompher.
     
©Pierre Dudan